
entourés de techniciens sur le tournage de Shining
Je me rappelle, il y a quelques temps, quand je ne connaissais encore que peu de mots du vocabulaire cinématographique, suivi de mes recherches de définitions quand j’étais face à un terme que je ne comprenais pas. C’est bien sûr arrivé avec « steadicam », un mot qui était associé à des commentaires sur des plans-séquences de films sur la question de la fluidité. Je me rappelle alors être allé sur Wikipédia, me renseigner sur ce qu’était la « steadicam ». Ils en font une bonne définition, très détaillée et technique, pleine d’exemple. Pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’est la steadicam, sachez qu’il s’agit d’un dispositif de stabilisation de la caméra. Unique car elle est physiquement attachée au corps du cadreur et est aujourd’hui un outil indispensable dans la plupart des films, par la grande fluidité et liberté de mouvement qu’elle peut offrir à la mise en scène. Elle a permis la faisabilité de la majorité des plus célèbres plans-séquences du cinéma tout en mouvement. Voici des exemples du dispositif sur un cadreur :


Mais ce qui m’aura marqué, ce sera le dernier paragraphe de l’article de Wikipedia nommé « Apports et problèmes du steadicam », et là je cite : « Il s’agit de l’effet contradictoire que peut avoir au cinéma un long déplacement de la caméra (plan-séquence par exemple) qui, en créant de l’espace, crée aussi son corollaire, du temps. La facilité d’exécution avec un steadicam, et la gourmandise d’espace, peuvent plomber une séquence dont le temps – par l’allongement inutile de l’espace – devient interminable, sauf si cet allongement du temps par l’espace est le but recherché (c’est évidemment le cas des travellings au steadicam pris aux trousses du petit Danny pédalant au long des couloirs de l’hôtel désert et fantomatique de Shining). »
J’en viens donc à ce que je veux dire à propos de Shining, vous l’aurez compris : l’utilisation de la steadicam, et la transformation de l’espace et du temps par son utilisation.
Ce dispositif, il est inventé par Garrett Brown en 1972, il était à l’époque un simple technicien-ingénieur, si l’on peut dire. Il invente la steadicam pour satisfaire une commande qu’on lui aurait passé, pour de la publicité au départ. Dès 1976, son invention est utilisée au cinéma, on pensera bien sûr à Rocky et à la fameuse scène de sa montée des marches du Museum of Arts de Philadelphie. Pendant quelques années, il est même le seul à pouvoir utiliser son invention, nouvelle et complexe pour l’époque et ses techniciens. C’est donc lui-même qui filme les plans en steadicam de Rocky, de Marathon Man, de Band of Glory, et de Shining. En 1980, The Shining est donc l’un des premiers films à utiliser la steadicam. Et ce que je veux en dire, c’est que Kubrick en révolutionne déjà l’utilisation, avant même sa totale mise en place dans le paysage technique du cinéma.



On ne présente plus le film, au-delà de la prestation de Jack Nicholson et Shelley Duvall, au-delà de ces images sanglantes et angoissantes, au-delà de cette tension et ambiance palpable, The Shining c’est aussi et surtout ces décors. The Shining c’est ce hall de l’hôtel, ce sont ces couloirs tapissés de moquette, et c’est bien sûr cet immense labyrinthe dont nous ne sommes jamais vraiment sortis. Des décors iconiques et inoubliables parcourus par les travellings de Stanley Kubrick grâce à la steadicam de Garrett Brown. Et c’est en cela que le problème relevé par l’article Wikipedia est si important selon moi, car il donne à l’utilisation de ce dispositif des conséquences jugées problématiques, mais insiste tout de même sur l’exception de la mise en scène de Kubrick, qui utilise cette distorsion de l’espace et du temps pour nous offrir à la fois des images inoubliables mais surtout un ton glaçant, pesant et plus encore. Pesant car ces travelling dans les couloirs de l’hôtel et du labyrinthe suivent les personnages, en prend aussi les virages qu’imposent l’espace jusqu’à frôler les coins des murs, transformant la caméra en une réelle présence fantomatique : un vrai regard qui suit de près les personnages, comme des proies. Je pense par exemple aux plans de Danny sur son tricycle dans les couloirs de l’hôtel, que la caméra suit à la fois dans ses lignes droites mais aussi dans ses virages, tournant à droite ou à gauche au dernier moment, nous révélant subitement dans la profondeur de champ un nouvel immense couloir, puis un autre, et encore un autre. Le tout en temps réel, rallongeant le temps, rallongeant l’espace, agrandissant les décors et rendant minuscules les personnages.



The Shining, c’est un film peu bavard, qu’on peut très vite qualifier de contemplatif par moments. Le mouvement y est explicitement séparé du fixe, mais malgré tout liés en permanence car attachés à une symétrie parfaite et une frontalité parfois angoissante. Si la symétrie que veut Kubrick peut être facilement acquise en plan fixe ou en travelling sur rails, les lignes directrices étant omniprésentes, il est bien plus difficile de l’obtenir quand la caméra est plus libre, et que l’on imagine l’opérateur courir derrière les personnages en mouvement. Pourtant, on l’obtient cette perfection, perfection de l’angoisse, plus parfaite encore dans les plans en steadicam, renforçant leur caractère glaçant. Que ce soit les balades en tricycle de Danny dans les couloirs, la promenade de jour dans le labyrinthe ou l’horreur nocturne et enneigée dans ce même labyrinthe, lors de ces scènes clés tournées en steadicam, c’est toujours la caméra qui pousse les personnages, les entraîne dans son mouvement. Contrairement au statut d’observateur que la caméra peut avoir quand les personnages sont en « simple » interaction avec d’autres personnages.


La steadicam dans Shining, c’est une réflexion sur le mouvement par le mouvement, c’est à dire en faire presque un personnage, un fantôme, en faire une ambiance, faire exister les distances ainsi que le temps pour les parcourir, révéler les personnages au sein d’un décor mais d’abord faire exister un décor qui dévore ceux qui osent s’y aventurer…
Le film de Stanley Kubrick a réussi une prouesse incroyable : faire exister au-delà du film presque chacun des plans, tant dans la culture populaire que cinéphile, ils sont tous marquants, tous inoubliables. C’est un film que la mémoire peut reconstruire. On se souvient alors du film, mais aussi des nombreuses images indépendantes qu’il nous propose. The Shining, c’est un film que l’on n’oublie pas, qu’on le veuille ou non.
Article écrit par Paolo Bourget le dimanche 26 mai 2019
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